La conférence des oiseux

Le 23 mai dernier, j’étais invitée à une conférence dans le cadre du Mois parisien du handicap dans mon arrondissement (j’y faisais allusion dans un autre billet). Je n’ai jamais bien compris pourquoi j’étais invitée mais l’organisatrice tenait beaucoup à ma présence. Je me suis donc organisée pour me libérer une matinée entière, un vendredi de 10 heurs à 13 heurs en me disant d’emblée qu’il n’y aurait sans doute pas grand monde à cette heure-là en semaine. Les faits l’ont confirmé. Au plus fort de l’affluence, il y avait douze personnes dont seulement trois qui n’avaient aucun lien avec les organisateurs.
Quand je suis arrivée, personne ne m’a accueillie à part un bonjour de loin de l’organisatrice. Rien ne m’a été dit sur la manière dont les choses se déroulaient et, la conférence prévue dans la salle des fêtes de la mairie qui doit avoir une jauge de trois cents personnes, avait été déportée dans un coin de cette salle, avec une table pouvant accueillir trois personnes, pour quatre invités et un poste informatique. Je suis donc restée assise dans l’assistance à écouter les intervenants, en attendant mon tour sans savoir à quel moment il viendrait.
Le premier intervenant a parlé longuement de son travail de recherche sur un couvent qui accueillait au 19e siècle les filles et femmes aveugles. Son propos était en soi intéressant mais ce chercheur semblait vouloir absolument démontrer que ces filles et ces femmes avaient beaucoup de chance d’avoir été ainsi recueillies par un ordre religieux. Il nous a expliqué qu’elles disposaient à l’intérieur des murs d’un certain nombre de libertés, comme faire le café, la vaisselle, coudre, crocheter et traire les chèvres. Un instant, j’ai pensé qu’elles avaient effectivement de la chance au cas où un légionnaire passe par là, considérant que pas un instant notre chercheur a fait allusion au fait que les couvents ont toujours servi de bordel pour le personnel ecclésiastique et d’atelier à bas coût permettant de financer l’église.
Fort étrangement, il s’est étonné que ces femmes ne pussent pas circuler librement entre l’intérieur et l’extérieur de ces établissements, comme si les couvents étaient des lieux ouverts… Autrement dit, il n’a absolument pas mis en discussion le résultat de ses recherches ni porté aucune analyse sur la manière dont le 19e siècle prenait en charge les femmes et les filles aveugles. Son exposé s’est poursuivi par la présentation de la vie d’une femme qu’il qualifie de « féministe » car elle revendiquait pour les femmes aveugles une formation ménagère destinée à leur permettre d’être autonomes, regrettant simplement que cette militante leur refusât le mariage, ce qui semblait aux yeux de notre chercheur représenter la seule voie vers l’intégration sociale.
Je suis assez d’accord pour considérer que l’autonomie passe d’abord par l’autonomie chez soi. Pour autant, réduire l’inclusion au mariage relève d’un propos réactionnaire qui va finalement très bien avec la présentation qui était faite dans la demi-heure précédente de la soi-disant inclusion des femmes et filles aveugles aux bons soins de l’Église catholique. Ce que je retiens avant tout de son exposé, c’est qu’il a montré combien notre société depuis deux siècles organise l’exploitation et la coercition des femmes aveugles, sous prétexte de leur protection. Ce que je retiens également c’est que lui ne semble pas l’avoir remarqué et n’a fait aucune référence à la dérive institutionnelle de la prise en charge du handicap dans notre pays et de l’exploitation des travailleurs handicapés dans les ESAT. Je ne connais pas les travaux de ce monsieur, peut-être mène-t-il cette discussion ailleurs ? Il ne l’a pas fait ce jour-là.
Après cinquante minutes de cet exposé qui s’est avéré finalement un peu long, le président de la société historique bla-bla-bla nous a égrainé une collection de personnes handicapées qui auraient habité peu ou prou le 14e arrondissement. On ne l’entendait pas. Et je n’ai absolument rien retenu de ces cinquante minutes d’intervention… Il était 11 h 45. Je commençais à avoir faim et l’éminente sociologue qui animait ce débat a décidé de faire une pause. Cela a permis à la salle de se vider. Durant cette pause, je me suis adressée à elle pour lui demander à quel moment j’allais intervenir… Elle ne m’a pas vraiment répondu et m’a simplement indiqué qu’elle ne savait pas trop comment me présenter. Comprenant que c’était peut-être mon tour, je me suis installée à la table à la reprise. Mais en fait, c’était le sien, de tour. Elle a donc présenté ses travaux, une recension du traitement du handicap dans la philosophie en alignant les citations sans jamais porter la moindre analyse. Elle m’a enfin donné la parole à 12 h 54.
Durant la matinée, j’avais pris des notes pour construire mon intervention. J’avais l’intention de me porter en faux avec ce que j’avais entendu pendant près de trois heures, une vision misérabiliste, non analytique, réactionnaire du handicap portée par des « sachants » qui semblaient avoir oublié la fonction réflexive du savoir. Des personnes avaient posé des questions sur la vie quotidienne des handicapés, je comptais m’en emparer et dire comment il était possible mais compliqué d’être autonome dans ce monde validiste après deux siècles de prise en charge des déficients visuels par notre bonne église et autres institutions coercitives.
Au vu de l’heure, je me suis abstenue de tout propos. J’ai expliqué que je refusais de prendre la parole pour six minutes alors que les trois valides qui s’étaient exprimés avaient parlé chacun cinquante minutes. Cela a déclenché un tonnerre de protestations chez les trois personnes encore présentes, un monsieur en canne blanche allant jusqu’à m’insulter en invoquant le dévouement de la personne qui avait organisé ladite conférence. Handicapé ou pas, cette façon de recevoir un invité n’est pas acceptable. Je me suis un peu mise en colère, ce que je n’aurais pas dû. S’il y avait eu plus de monde dans la salle, cela aurait été plus facile pour moi de m’asseoir et de me taire pendant six minutes. Je suis donc partie en les plantant là. Je n’ai eu bien sûr aucune excuse de la part des organisateurs. Et comme dirait Caddie, je leur p…
— Non ! Dis pas !
Tu as raison. Je m’arrête là.