Intouchable

Depuis l’annonce de la « rméission », je cherche toujours ma voie, voix, avec un sentiment diffus d’invulnérabilité même si la maladie peut revenir à tout moment. Cultiverais-je une illusion de toute-puissance car j’ai été en mesure d’encaisser un an de traitements intensifs qui ont fait reculer la maladie ? C’est en fait beaucoup plus compliqué que ça, et c’est un banal accident de la circulation qui m’a permis de le comprendre.
Je traversais une rue sur un passage piéton avec le feu piéton vert. Sur ma gauche, en face, une rue perpendiculaire avec un feu. Alors que je traversais, j’ai vu une voiture en sortir puisque son feu était vert, tourner, et venir dans ma direction. Elle roulait à toute petite allure. Convaincue qu’elle allait s’arrêter, j’ai continué à traverser et me suis rendu compte qu’elle ne s’arrêterait pas alors qu’elle était à quelques centimètres. Je lui ai fait face, posé ma main sur son capot, sentis son pare-chocs sur mes tibias et un réflexe m’a portée à m’allonger à plat ventre sur son capot les jambes en l’air. Sa vitesse a suffi pour que je glisse jusqu’au pare-brise sans m’y cogner. La voiture s’est arrêtée. C’était un taxi. Je suis descendue de mon perchoir et ai commencé à grogner copieusement.
— Je ne vous ai pas vu, je ne regardais pas
Au moins, c’était clair.
Je n’étais pas blessée, je sentais juste que j’aurais un bleu sur une jambe. Je suis donc rentrée chez moi mettre de la glace et de l’arnica. J’ai eu moins peur que ces fois où j’ai frôlé l’accident mais en même temps, j’ai compris que la rémission ne me rendait pas invulnérable. C’était un peu bête de le penser mais, en ces matières, il ne s’agit pas de réflexions raisonnées, plus de sensations, d’émotions, qu’il s’agit de vivre en trouvant le moyen de les rendre supportables.
La réflexion par contre m’a amenée à prendre conscience que, cette année de soins intensifs, avec de nombreux rendez-vous médicaux chaque semaine et quelques hospitalisations, m’avait placée dans une sorte de bulle avec la maladie en objet principal. Concentrée sur ces soins, et sur mon engagement pour faire ma part, je remarque que je n’ai pas imaginé pendant un an qu’il pouvait m’arriver quelque chose, un accident, une autre maladie, un empêchement distinct de cette maladie qui m’occupe. Par contre, le fait d’être en rémission m’expose, me rend à la vie, vie qui est nourrie d’accidents, de maladies et tant de « malheurs » possibles ; cet accident l’autre soir en est la preuve. Elle m’ouvre aussi au bonheur, et là, je ne mets pas de guillemets.
Me voilà donc revenue à l’état d’être humain confronté aux vicissitudes de la vie sans assistance ni protection particulière. Je me suis arrangée pour aller encore deux fois par mois à l’hôpital parce que j’avais déjà senti combien je serais démunie à perdre un contact permanent avec l’équipe médicale. Il va falloir que je m’en détache. Je me laisse encore quelques semaines. Il y a deux jours, j’ai appris qu’il n’y avait plus besoin de faire des prises de sang à la maison avec les infirmières de secteur. Je vais bientôt arrêter les traitements préventifs de certaines maladies…
Oui, je suis désormais totalement vulnérable et c’est sans doute pour cela que je suis néanmoins surveillée mensuellement car la maladie elle-même le sait autant que moi. Je vais faire très très attention en traversant les rues jusqu’à ce que je reprenne suffisamment confiance en moi pour accepter cette vulnérabilité recouvrée. Je ne crois pas que le bonheur puisse se concevoir sans conscience de sa fugacité ; c’est l’accepter que je dois aujourd’hui pour recouvrer le plaisir, le désir, la joie. Quant au titre de ce billet, ne me demandez pas pourquoi mais c’est celui qui est venu.