Depuis quelques années maintenant, je me nourris en partie de produits de récupération : des invendus de paniers d’une appli ad hoc, de « sacs à 1 euro » de certains primeurs ; des produits soldés en fin de dates dans les supermarchés ; des distributions de collectifs locaux ; des restes ou produits achetés en trop grande quantité par mes voisins ; des surplus de commissions de mes amis…
En général, cela représente 30 % de ma consommation alimentaire, avec des « pics » : le ramadan et les « fêtes » ; les vacances et week-ends prolongés (les paniers des commerçants sont alors miraculeux). Je cuisine, je congèle, je partage à mon tour… Cela demande du temps, de la disponibilité, une bonne imagination culinaire ; et parfois une certaine abnégation.
Au mois d’août, par une conjonction de facteurs propices à la récupération, je me suis retrouvée à me nourrir à 100 % de produits donnés ou invendus trois semaines durant. Au début, cela m’a amusée avant que je ne ressente une profonde frustration car, même avec le secours de mon congélateur, je ne choisissais plus ce que je mangeais… ni ce que j’achetais, devant me contenter de quelques aromates, condiments et menus compléments.
Ne pas choisir ce que l’on mange est le lot des enfants à la cantine, des personnes hospitalisées, emprisonnées, en établissements coercitifs (pardon, de soins) ; je l’ai connu, sur des périodes courtes, et n’en ai pas (trop) souffert mais il est évident que c’est un souci majeur sur le long terme. Mais remarquer que je souffrais de ne pouvoir faire des commissions en décidant de ce que j’allais manger a été une révélation sur les processus d’aliénation par la consommation. J’ai (enfin) compris en quoi le modèle libéral nous a portés à croire que nous avions le choix de notre alimentation, qu’il suffit d’aller au supermarché et de sortir la CB pour manger tout en toute saison, nous portant à jeter le trop, à préférer le préfabriqué, à ne pas nous intéresser à la qualité.
Consommer, comme expression de notre liberté de sujet, nec plus ultra du progrès d’Après-Guerre : définitivement libéré de la contrainte alimentaire, le consommateur trouve son plaisir dans l’achat lui-même et non dans la consommation physique de son achat. Et voilà comment les classes moyennes se sont fait piéger dans ce modèle de surconsommation alimentaire, débarrassées des saisons, des préparations, de ce qui pue, pourrit et contient des êtres vivants.
Et si je parle d’aliénation, c’est que je crois que l’on tient là la clé de la résistance au changement de mode de consommation que nous impose le dérèglement climatique. Une voisine me racontait qu’elle avait attrapé une insolation en allant chercher en plein midi au marché « deux citrons, dont ma sœur avait besoin pour décorer son plat.
— Mais madame L, c’est fini le temps où on peut aller chercher des citrons pour la déco.
— Cela lui a fait plaisir… »
Cette dame a 75 ans, elle est née Après-Guerre ; elle a une retraite « confortable » ; comment peut-elle renoncer à aller chercher ses deux citrons, expression de cette absolue richesse bien méritée ? À l’instar de ma jeune voisine qui décide régulièrement à 9 heures du soir de cuisiner ceci ou cela et sonne pour savoir si j’ai ceci ou cela qui manque à sa recette, comment ces personnes qui travaillent dur pour gagner l’aisance alimentaire, voire énergétique (à défaut de l’aisance tout court) peuvent-elles accepter d’y renoncer même si notre monde brûle de toute part ?
C’est tellement injuste, frustrant, contraire à ce que l’ordre bourgeois, hétérosexiste, raciste et validiste leur vend à longueur de vie… Aliénation. Il n’y a pas d’autre mot.