J’ai découvert à l’occasion de mon recrutement en tant que volontaire pour les Jeux olympiques et paralympiques que je suis une personne « à besoins spécifiques ». Depuis soixante ans, les termes me définissant socialement ou légalement évoluent. Au départ, j’étais amblyope. Je suis ensuite devenue handicapée avant d’être invalide, puis à l’âge de 20 ans inapte, la cause de cette inaptitude n’ayant absolument aucune importance. Les évolutions de la loi de 2005 ont transformé mon inaptitude en « aptitude à 5 % ». Je suis repassée du stade d’invalide au stade d’handicapée, avant de devenir une « personne en situation de handicap » (PSH). J’ai cherché toutes ces années un terme pour me définir et me suis arrêtée sur déficiente visuelle, terme peu compris par la majorité de la population qui connaît les aveugles et les confond avec des malvoyants.
Aujourd’hui donc, je suis une personne en situation de handicap ou à besoins spécifiques. Il paraît que ces deux appellations ont vocation à me permettre d’être avant tout une personne, quel que soit mon handicap. Je précise à ce stade de mon propos que c’est moi qui utilise le terme de handicap, terme totalement banni de la société des valides. La démarche peut sembler louable mais concrètement elle me fait porter la charge de l’adaptation dans une société où l’accessibilité et l’inclusion ne sont que stratégies de communication.
Ces stratégies produisent des termes absolument extraordinaires. Je prends par exemple celui très utilisé par la Ville de Paris de « quartier à accessibilité augmentée ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de choisir quelques rues où l’on trouve des établissements publics, un square, quelques commerces. Dans cet espace limité, la Ville de Paris va mettre en place un certain nombre d’aménagements destinés à rendre ces espaces accessibles essentiellement aux personnes en fauteuil roulant. Elle va également sensibiliser les commerçants alentour et leur fournir quelques crédits pour rendre leur commerce accessible essentiellement aux personnes en fauteuil roulant. En fait, ces quartiers à accessibilité augmentée sont des quartiers à accessibilité standard c’est-à-dire qu’ils répondent à une partie des règles qui devraient être en vigueur absolument partout et qui ne le sont nulle part. On transforme donc une mise en accessibilité obligatoire depuis 2005 en outil politique destiné à enfumer les personnes valides car les personnes handicapées, elles, ne sont pas dupes.
Les notions de personnes en situation de handicap, et de besoins spécifiques sont à peu près du même acabit. Quand je suis chez moi, endroit où à peu près tout est adapté, je ne suis pas en situation de handicap. Je suis déficiente visuelle et mon environnement est adapté. Je n’ai pas de besoins spécifiques car l’adaptation pallie mon handicap visuel. Le seul moment où je suis en difficulté, c’est quand je me connecte à Internet et que je suis face à des sites ou des applications qui ne sont pas adaptées. Je dispose de certains outils pour passer outre, mais cela ne fonctionne pas toujours et cela me demande un effort supplémentaire. Ce qui me met en situation de handicap et ce qui crée un besoin spécifique sont donc bien le défaut d’adaptation de ces sites et applications.
Quand j’ai postulé pour être volontaire aux Jeux olympiques et paralympiques, j’ai dû cocher la case « besoins spécifiques » pour espérer avoir une mission adaptée. Concrètement, mes missions ne l’ont pas été en amont de mon arrivée. Une fois sur place, force a été de constater que le service aux spectateurs n’avait pas été conçu pour permettre à un volontaire déficient visuel d’assurer une mission en autonomie. Pendant les Jeux olympiques, j’ai pu les deux premiers jours faire un peu de formation et puis je me suis profondément ennuyée assise dans un fauteuil roulant. Pour les Jeux paralympiques, j’avais un peu secoué le cocotier et j’ai été accueillie à grand renfort d’assistance et de discussions autour de mes besoins spécifiques. Le deuxième jour a été particulièrement difficile car j’ai été sommée d’indiquer quels étaient ces besoins spécifiques.
Ma réponse a été que je peux tout faire si ce que l’on me demande est adapté. Cette réponse n’a pas été comprise. Je prends un exemple : on m’a demandé si je pouvais scanner les billets des spectateurs. J’ai répondu que si j’étais assise à l’ombre et que le téléphone des spectateurs me permettait d’en lire le contenu, je pouvais scanner le billet. On m’a répondu que cela était impossible et que l’on pouvait me donner un binôme qui lirait le billet et moi je le scannerais. Je pense que chacun mesure le caractère absurde de cette solution.
On a fini par s’entendre avec mes chefs ; une tablette a été adaptée pour que je puisse renseigner les spectateurs (ce qui avait été impossible à Bercy) et, de vacation en vacation, les uns et les autres m’ont fait de plus en plus confiance comprenant (semble-t-il) qu’en me plaçant dans un environnement sécurisé avec des outils adaptés, j’étais capable de gérer des situations complexes. Auront-ils compris que parler de « besoins spécifiques » c’est renoncer à l’adaptation ? Pa si sûr… mais l’essentiel est sans doute que moi, je l’ai compris ! Je sens que cela va me resservir.