Je n’utilise une canne blanche de signalement que depuis une dizaine d’années. Je m’y suis mise petit à petit, après un séjour à la fondation Sainte-Marie (soin de suite basse vision) qui m’a convaincue que jouer à la superhéroïne était inutilement fatigant. Je l’ai aujourd’hui toujours dans ma poche et la sors quand j’ai besoin d’une protection particulière : carrefours compliqués à traverser, forte affluence dans le métro, un bus, un magasin, besoin de guidage à l’intérieur d’un bâtiment (gare, hôpital, mairie, bibliothèque…)
Cela n’a pas été facile pour moi d’accepter de me signaler ainsi ; au début, je le vivais comme une régression. Les lecteurs de longue date de ce blogue ont pu le mesurer (ne cherchez pas, les anciens billets ne sont plus disponibles). J’ai néanmoins réussi à me convaincre que ce stigmate était utile car il signalait ma déficience visuelle sans que je n’aie à réclamer une aide que l’on m’accorderait spontanément. Forcément, cette aide est souvent inappropriée, peu de gens distinguant une canne de signalement d’une canne de locomotion. Mais qu’importe ! elle m’est une sorte de média non verbal en même temps qu’un bouclier (au sens de « ce qui me protège »).
Je la sors de plus en plus souvent et suis confrontée, par ricochet, très régulièrement aux limites de l’objet. La première est que beaucoup de mes contemporains valides ne la voient pas, n’y font pas attention… l’ignorent en tout cas. La seconde serait (je mets un conditionnel) que d’aucuns n’identifieraient pas la canne blanche comme signe de déficience visuelle ; c’est l’argument de Sarah quand je lui narre mes déboires, elle me conseille alors d’ajouter un « Je suis malvoyante. » que j’ai pourtant testé des années sans résultat… au point d’adopter la canne blanche de signalement.
Et le serpent se mord la queue. Je veux bien admettre que la fonction protectrice de la canne me porte à la fronde : quand un agent d’accueil de la Ville (exemple pris au hasard, bien sûr) me donne oralement une direction tout en tendant le bras dans une autre (j’en suis à mon troisième en quinze jours), j’avoue suivre la direction donnée verbalement pour le mettre en difficulté. Je vous renvoie ici à un billet « En face de vous » de cet automne qui fait un bon résumé de ces situations. Ma posture de frondeuse est-elle en cause ? Dois-je toujours et encore battre ma coulpe, oraliser ce que ma canne dit, tout ça parce que mon prochain valide serait par nature un pauvre hère que je suis censée préserver des affres de mon handicap visuel ?
Sarah me dit que cela dépend de ce que je veux, provoquer ou former. Franchement ? Je sature des blessures que l’on m’inflige au nom d’une toute-puissance validiste qui me méprise. J’en deviens hargneuse, ce n’est pas bon. J’arrive encore à rester polie. Pour combien de temps ?