J’ai évoqué l’entre-soi blanc dans mon billet « Fantasmes révolutionnaires ». Il m’a très vite fait penser que je devrais aussi parler de l’entre-soi valide, ce d’autant que j’ai le sentiment d’y avoir participé. Jusqu’à ma majorité et mon installation en cité universitaire à Paris, je ne me souviens pas avoir rencontré des personnes handicapées à part petite, où j’ai vécu dans un IME avec mes parents qui y étaient instituteurs. Je ne me souviens pas des enfants internés comme étant différents ou déficients ; c’est l’avantage d’une immersion intime au pays du handicap ; d’emblée on se sait quelque chose en commun.
Arrivée à Paris à 18 ans, j’ai découvert le handicap moteur, notre cité U accueillant de nombreux guerrières et guerriers qui avaient vaincu la loi de 1975 et le validisme moraliste pour être là, autonomes, heureux de faire des études supérieures. J’étais du lot ; j’ai appris à leur contact la force de l’entraide et ai été confortée dans l’idée que l’institution était la pire ennemie de l’autonomie. J’en ai gardé quelques amis, perdus de vue depuis. Puis j’ai passé de longues années sans croiser de personnes handicapées.
J’avais été blessée par le peu d’intérêt porté par mes lectrices et lecteurs à mon témoignage sur ma déficience visuelle : alors que mes romans se vendaient jusqu’à 2500 exemplaires la première année, cet opus n’avait pas dépassé les 200 exemplaires, considérant que maman a dû en acheter au moins la moitié ! Alors que je me sentais intégrée au monde valide, faisant chaque jour la preuve que mon autonomie était possible, j’en avais conclu qu’expliciter la manière dont j’y arrivais n’intéressait personne, et surtout pas la « communauté LGBT » qui supporte si peu les non-mâles non-blancs en son sein.
Ce cycle a été rompu par mon adhésion à Genespoir où j’ai rencontré mes premiers albinos* ! C’est au judo que j’ai croisé « de près » mes premiers aveugles (j’avais déjà 46 ans !) Petit à petit, mon cercle « déficients visuels » s’est élargi, notamment ces dernières années où mon engagement anti-validisme a pris une forme politique et judiciaire considérant que la seule pédagogie par l’exemple avait atteint sa limite. Aujourd’hui, je remarque que parmi mes amis le pourcentage d’handicapés n’atteint pas la moyenne statistique. Pourquoi ?
Je laisse chacun (valide) compter dans une journée, non, une semaine, le nombre de personnes à handicap visible qu’elle croise en dehors du cercle de famille. Sauf proximité géographique avec une « institution pour handicapés » vous en verrez fort peu, comme vous n’en voyez pas à la télé, ni dans les assemblées locales ou nationales, etc. Les causes principales sont l’inaccessibilité de l’espace public et des transports ainsi que le validisme qui en fait des citoyens de seconde zone dont l’État garantit le soin (manger, dormir, pipi, caca) au prix de leur liberté d’être.
Je n’échappe pas à ce constat autant que mon autonomie me porte plus à fréquenter les valides dont la plupart ne se rendent même pas compte que je suis déficiente visuelle, c’est dire leur ouverture à l’autre. N’est-ce pas ? Passons. Je ne vais pas commencer l’année en tapant sur mon prochain. Je préfère rester sur la ligne que je me suis fixée en 2022 : si je suis invitée quelque part, demander à ce que l’accessibilité soit respectée ; et l’exiger aussi pour moi quitte à mettre le souk.
— Yuki youpiii héhé !
Oui Caddie, hajime !
* Je raconte cela dans Kito Katoka, et pour le reste dans Tu vois ce que je veux dire.