Interdire la Corrida

Un dessin de taureau fait en 1968, j'avais 5 ans. Il est noir, à plat, sans relief ni perspective; Il a de grands yeux blanc et regarde le spectateur.Une récente proposition de loi visant l’abolition de la corrida a agité l’hémicycle autant que les médias avant d’être retirée pour des raisons de calendrier parlementaire. Les Hétéronautes de longue date se souviennent que Isabelle a plusieurs fois dénoncé la barbarie de la tauromachie là où mon spécisme notoire et mon enfance en Bas-Languedoc ont laissé des traces en faveur des « jeux de taureaux« . Je garde surtout d’émouvants souvenirs de la course libre sans mise à mort ni blessures infligées au taureau ; et des arènes de Nîmes où j’étais partagée entre la peur et la fascination pour le combat sous mes yeux décrypté par des amis de la famille au fait des us et coutumes tauromachiques.
Je me souviens également des taureaux que nous allions voir dans les manades en Camargue, des joyeuses peñas, du travail artistique d’une amie de maman, des articles poétiques publiés dans Libération sur les corridas de qualité, de l’habit de lumière, de la gardiane que nous mangions après la féria. Je me souviens aussi de ces jeunes gens qui bravaient brutalement les vachettes dans les « taureaux piscines », de ces mises à mort dans les arènes de Lunel décrites par tous comme des boucheries, de ces beuveries des clubs taurins alimentées par les marques de pastis parrainant chacune un café et sa bande de soiffards, ces enfants laissés à l’abandon après avoir été saoulés par leurs aînés pour qu’ils dorment et ne gâchent pas la fête, de ces jeunes filles soumises aux mains baladeuses et aux propos salaces…
Quand j’ai entendu tous ces élus (des hommes) du Sud défendre la « culture tauromachique », c’est cela qui m’est venu, cette violence vicelarde, cette valorisation du machisme vainqueur, cette alcoolisation organisée ; pas un instant me sont venues les arènes de Nîmes, les encierros de Pampelune, ni ma fascination pour ce combat où se noue un échange incongru entre un animal et un homme venu le tuer, ni les récits que l’on m’a faits d’alternatives de légende, de taureaux si braves… la « culture tauromachique » ? Oui, je suis convaincue qu’elle existe, et j’en porte les traces, mais les défenseurs actuels des corridas ne parlent pas de cela : ils défendent une « tradition » si réactionnaire que je ne la défendrai pas.
On peut en effet porter une « culture » sans forcément la perpétrer quand on a conscience, par exemple, qu’elle se porte en faux avec les valeurs qui sont les nôtres ; est-ce qu’au nom de la défense de la tradition familiale un député oserait défendre bec et ongle l’inceste, le viol conjugal ou les violences de domination qui sont le ciment de la culture familialiste ? On n’en est certes pas loin quand d’aucuns s’opposent à l’interdiction de la fessée et des violences éducatives au nom, en effet, de la « tradition » ; et c’est toujours la « tradition » qui est l’argument principal des défenseurs des pires méthodes de chasse.
Alors non, la « culture » et la « tradition » ne sont pas des arguments qui peuvent justifier la violence, ni envers les humains ni envers les animaux. Mon spécisme doit s’en accommoder ; mon enfance tauromachique itou. Je garde donc pour moi mes souvenirs et m’associe à celles et ceux qui demandent l’interdiction des corridas ; si la représentation nationale n’y succombe pas, je propose que les tenants de la « tradition » affrontent en slip quelques sangliers, ours et autres lynx dans des arènes ; en pleine « magie de Noël » la « tradition chrétienne » mérite bien ça.

Note. Étrangement, ce dessin que j’adore a été fait en mars 1968 alors que nous avons émigré en pays tauromachique en 1970. J’aimais donc déjà les taureaux ?