[Blogue V1 2010-2022 – Réédition]
J’ai évoqué dans un précédent billet la perte de ma mobilité physique suite à la fracture de ma cheville. Je voudrais revenir sur la vie en fauteuil, avec un petit clin d’œil à ma tante Claude.
Je veux d’emblée que les choses soient claires : le fauteuil roulant, c’est galère tant le monde n’est pas adapté à ce type de mobilité : trottoirs étroits, très en pente pour évacuer les eaux de pluie, du mobilier urbain mal placé, peu d’accès en rampes, des comportements humains indignes, etc. C’est aussi galère quand il pleut, quand on roule dans une crotte de chien, quand l’appartement est petit, quand il faut pousser une porte, attraper un truc placé haut… Mais ce n’est pas l’objet de mon billet parce que je n’ai pas vécu le fauteuil comme une galère mais bien comme un outil de liberté.
En poussant (à peine) quelques meubles chez moi (29 m2), j’ai pu y circuler et me sentir en sécurité dans ma cuisine. Après quinze jours d’entraînement, j’ai pu me déplacer sur un périmètre de 800 m autour de chez moi (à peine moins que pendant le premier confinement), faire quelques courses, aller chez le kiné, à l’hôpital, aller au square entretenir mon quadriceps, prendre l’air, tout simplement. Ça, c’est pour le côté pratique ; mais il a beaucoup plus, et de l’essentiel.
Le fauteuil m’a d’emblée paru comme me donnant une autre vision du monde. J’ai cherché pourquoi : les deux raisons principales étaient que j’étais plus bas et que j’allais moins vite. Ces deux éléments, assez basiques, ont eu de nombreuses conséquences : j’ai pu voir plein de choses que je n’avais jamais vues et m’ouvrir à toutes ces personnes que je croise d’ordinaire sans avoir accès à leur sourire, à leur interpellation visuelle, j’imagine ; dans la configuration fauteuil, elles se sont arrêtées vu que j’étais souvent à l’arrêt et des échanges ont pu se nouer, en dépit de ma déficience visuelle…
Mais que vient-elle faire là ? Je craignais qu’elle ne se cumule avec le handicap moteur, ce qui a parfois été le cas ; mais le plus souvent, le sens de l’adaptation à laquelle elle m’a formée depuis 58 ans m’a donné très vite les clés de ma mobilité en même temps que ma moindre mobilité m’a offert un nouveau mode de compensation : plus bas, moins vite, donc. Je me souviens de ma-Jeanine qui me disait « Un jour, tu verras ; tu devras aller moins vite. » ce que je vivais comme une menace ; je me souviens que j’en avais douloureusement pris conscience à Saint-Marie ; je me souviens d’une amoureuse qui moquait mon « agitation ». Et voilà que dans ce fauteuil, je me suis posée, avec toujours le même besoin d’aller de l’avant, avancer ; mais pas finalement pour plus loin une fois l’objectif atteint ; mais pour savourer.
Je vais rendre le fauteuil ces prochains jours à la pharmacie. J’ai pris la décision avec Sarah et nous avons parlé de ces deux mois et demi écoulés en mode cheville cassée. Je lui ai dit les vivre comme une « aventure » ; elle m’a répondu « épreuve ». Non, Sarah, j’insiste : c’est bien une aventure qui me fait (et m’a fait) mesurer ma force, ma capacité de résilience (« faire quelque chose de ce qui arrive ») au-delà de ce que les confinements avaient produit, un peu comme un point d’orgue, l’idée que quoi qu’il arrive désormais, je saurai garder ma liberté et que mon désir persévère.
Je sens que je vais avoir un pincement au cœur à me séparer du fauteuil (je garde le super coussin !) Caddie, qui a tant patienté, va prendre le relais côté roulettes. Est-ce que je vais conserver ce que j’ai gagné d’ouverture au monde et aux autres ? J’y compte bien !