Alors que je rentrais de ma permanence pour le Médiateur en faisant un petit tour histoire de me dégourdir les jambes, je suis ralentie par quelque chose qui entrave le trottoir et que je n’identifie pas. Je m’avance prudemment (je suis à quelques mètres mais ne comprends pas ce que je vois), canne blanche d’appui en mode locomotion (je balaie l’espace devant moi). L’obstacle se rapproche (deux mètres) quand un homme arrive d’un pas rapide et s’interpose entre l’obstacle et moi.
— Arrêtez-vous, madame !
Ce que je. Il m’explique en s’excusant que c’est un chantier, signalé par des rubalises. Il me propose sitôt de me faire franchir l’obstacle et, sans me toucher, m’invite à prendre son bras. Je l’accepte volontiers. Il me guide en prenant le temps nécessaire au milieu d’un parking Vélib, me signale chaque obstacle, me fait changer de bras pour que ce soit lui qui soit le plus au milieu de la chaussée, et me demande confirmation de ma direction avant de m’y remettre. Je repars. Il retourne à son ouvrage.
Le comportement de cet homme est rare même si je remarque que quand des ouvriers sont présents sur un chantier, la proportion qui intervient est supérieure à la moyenne. Par contre, aucun ne m’a jamais proposé son bras ni décrit les obstacles, préférant me choper sans prévenir, et me tirer dans le sens voulu, ce qui est anxiogène et porte atteinte à mon intégrité physique, le handicap ne justifiant pas que l’on me touche sans mon consentement explicite. Même si je suis en danger ?
Vous remarquerez ici que ce qui me met en danger c’est un comportement contraventionnel (occupation illicite du domaine public) que, sans l’attitude respectueuse de cet ouvrier, j’aurais signalé à la Police municipale. Si j’exclus les entraves contraventionnelles à la circulation des piétons déficients visuels (véhicules mal garés, trottinettes, vélos, chantiers illicites ou mal signalés, tréteaux et bannières publicitaires), je serais relativement tranquille sur les trottoirs et il ne serait pas besoin de m’attraper en mode BRB comme le font de nombreux valides alors que rien ne le justifie (et bien sûr ne le font pas quand le danger est réel).
Si je raconte cette histoire pour ce premier billet de Ma Nouvelle Vie en Hétéronomie, c’est parce que je la trouve exemplaire à plusieurs titres, et pleine d’espoir ! Si cet ouvrier a eu cette attitude, reconnaissant que son infraction me met en danger et en assumant avec courtoisie et respect les conséquences, alors tous les ouvriers peuvent le faire, et l’ensemble de la population. Je comprends que l’on ne peut pas toujours demander une autorisation, que parfois il y a urgence à mal garer un véhicule, que la publicité fasse vivre le commerce. Mais pourquoi cela devrait-il s’opposer à ma liberté de circuler ?
Je refuse désormais l’argument selon lequel les personnes « ne savent pas », « veulent bien faire », « font ce qu’elles peuvent », etc. en matière d’accessibilité. Nous sommes en 2022. Si le validisme reste la règle ce n’est pas par défaut d’information ou charité mal ordonnée : c’est parce qu’il est un système d’oppression au même titre que le sexisme, le racisme, la xénophobie, l’homophobie… Je vous laisse compléter la liste. Un système d’oppression, ce sont les violences qui permettent à notre ordre politique, social, économique, culturel de fonctionner. Si vous persistez individuellement dans ces comportements d’exclusion, vous vous constituez en suppôt de cet ordre. Si vous y renoncez, dans les moindres détails du quotidien, vous renouez avec votre liberté de sujet, vous faites barrage à la violence et vous autorisez ce changement de monde qui est sur toutes les bouches et dans aucun des faits.
À vous de choisir votre camp.