[Blogue V1 2010-2022 – Réédition]
Imaginez la scène. Vous allez dans une bibliothèque de la Ville que vous ne connaissez pas. D’abord, utiliser le GPS. Une fois devant la porte, il faut se déplacer à l’intérieur d’un bâtiment sans signalétique claire ni adaptée. Vous arrivez devant un bureau, canne blanche à la main.
— Bonjour, madame, je suis déficiente visuelle. Je souhaite utiliser votre discothèque pendant la fermeture de Marguerite Yourcenar. Quelqu’un peut-il me la faire visiter afin que je sois ensuite autonome ?
— Ah ! oui… je… Allez dans le couloir par là.
— Le couloir ?
— Oui, là.
Elle tend le bras, je devine vers moi. J’en conclus qu’il faut que je me retourne ; je ne vois pas de couloir, juste la porte par laquelle je suis entrée et une autre, à gauche.
— La porte à gauche ?
— Oui. Dans le premier bureau, mes collègues vous répondront.
M’accompagner n’était sans doute pas dans sa fiche de poste. Je m’avance vers le couloir, trouve une porte à ma gauche. Elle est ouverte. Je ne vois pas s’il y a quelqu’un à l’intérieur. Vous pouvez imaginer cela aussi ? Être à l’entrée d’une pièce sans rien voir de ce qu’il y a à l’intérieur et devoir s’avancer… Ma maman m’a appris à toquer. Je toque. Pas de réponse. Les secondes sont une éternité. Je toque encore. Une voix me répond. Je fais deux pas et ressors mon histoire. Une autre interpelle une troisième personne.
— Tu peux t’occuper de ça. Je ne connais pas la discothèque.
Un jeune homme arrive vers moi. Je m’efface pour le laisser passer.
— Bonjour…
Je n’ai pas entendu de réponse. Toujours silencieux, il emprunte le couloir dans le sens opposé à mon arrivée. Je le suis. Il fait le tour des bacs sans s’y arrêter en égrainant les cotes, à grand coup de là, là et par là, ici, là-bas. Je sais déjà que je devrai tout refaire seule. J’ai simplement gagné de savoir où est la discothèque et l’ordre des cotes. Puis, point d’orgue. Je lui demande s’il y a un endroit avec les nouveautés.
— Oui, là !
— Excusez-moi, mais « là » ne me dit pas grand-chose…
— Ben là-bas…
Ce type de réponse ne cessera jamais de m’affliger. Il part. Je lui cours presque après.
— Et pour faire les emprunts, c’est où ?
— En face des retours…
Il est parti. Le bureau où je suis arrivée avait une étiquette suspendue que je ne lisais pas. Peut-être les retours, vu qu’il était en face de la porte d’entrée, ce serait logique. Mais en face de en face, c’est où ? J’aviserai. Je fais le tour des bacs. Un disque est manquant. Je ne sais pas à qui m’adresser, rien ne m’en a été dit. J’hésite à retourner dans le premier bureau. J’avise une autre porte. Je m’avance. Je ne vois personne à l’intérieur (foutu contre-jour !) Je songe à renoncer. J’ai eu ma dose pour aujourd’hui et je dois encore trouver les emprunts. C’est couillon. Ne suis-je pas très courageuse ? Je toque. Deux voix me répondent. Je m’excuse de demander pardon, que je ne veux pas déranger, que je n’ai pas trouvé un disque… J’ai toujours ma canne ouverte en main.
Deux femmes se précipitent vers moi, avenantes. Elles cherchent, ne trouvent pas, me disent marquer le CD manquant, ajoutent les bibliothèques où ils sont. Et pour faire mes emprunts ?
— En face des retours…
Décidément. Je lâche l’affaire. Je reprends le couloir. Je m’avance doucement dans la vaste pièce, histoire d’emmagasiner le maximum d’informations. Derrière moi, la porte par laquelle je suis arrivée, à ma gauche le bureau auquel je me suis adressé en premier ; devant moi, des étagères de livres ; à ma droite, un magnifique contre-jour et des voix. Je le tente.
— Bonjour, monsieur, c’est ici les emprunts ?
— Oui, mais vous pouvez aussi les faire aux retours…
Oserai-je ? Je quitte la bibliothèque en mémoire inversée du chemin aller. Vous imaginez… Je sais que vous pouvez, même si le sentiment d’impuissance et d’abandon qui va avec est difficilement partageable. Je rentre. Parce que j’ai toujours eu de très bonnes relations avec Marguerite, je fais un microbillet Twitter histoire de leur dire que c’est mieux chez eux.
Dites @bibYourcenar ? Vu que vous m’avez abandonnée aux autres @BibParis, vous pourriez prendre une heure pour expliquer à vos collègues que « là », « par là » et « là-bas » ne sont pas des indications pertinentes pour un déficient visuel ? Merci ! 🌺
La réponse vient le lendemain.
Bib Yourcenar : Bonjour @CyJungEcrivaine, nous sommes pôle « Lire Autrement » et l’équipe a été formée à recevoir des personnes mal-voyantes et non-voyantes. N’hésitez pas à expliquer clairement vos besoins à nos collègues du réseau, pour qu’ils puissent agir au mieux.
Je crois qu’à cet instant, j’ai eu envie de pleurer ; n’était-ce pas ce que j’avais fait ? O.-K. ils ne pouvaient pas savoir. Mais tout de même ! L’impuissance et l’abandon me sont remontés du fond de l’estomac. Est-ce à moi d’« expliquer clairement ». Nous sommes trois jours plus tard et je peine encore à dire mon degré de sidération face à cette réponse que j’interprète comme un grand foutage de gueule qui fait une fois encore reposer la responsabilité de mon manque d’autonomie sur moi. C’est moi l’inadaptée, pas ces personnes qui ne sont pas foutues de comprendre que le propre d’un bigleux, c’est d’avoir des problèmes de vue. Est-ce cela que je dois expliquer ?
Ma réponse fuse…
Cy Jung, écrivaine : Permettez-moi de regretter que l’accueil d’un déficient visuel ne soit pas à la formation de tous les agents de la Ville. Et j’ai bien dit à un monsieur que « là » ne me disait rien. Il y a été très sensible et m’a répondu :
– Ben… Là-bas.
Vous me conseillez quoi, l’immolation ?
Le compte des bibliothèques de la Ville prend le relais. Je vous laisse savourer l’échange. Moi, j’ai un peu d’eau dans les yeux, et ce n’est pas parce qu’il me pleut sur le visage.
Bibliothèques de Paris : Madame Jung, excusez-nous mais nous sommes un peu estomaqués par l’agressivité de votre ton, que nous ne pensons pas mériter. Pourrait-on reprendre posément votre besoin ? Merci.
Cy Jung, écrivaine : Oh ! me voilà désolée… et vous présente mes excuses. Mon premier Tw était tout en gentillesse. La réponse qui consiste à dire que j’ai qu’à demander manque de clairvoyance et de conscience de la réalité. J’ai demandé. Les réponses n’ont pas été adaptées. C’est tout.
Et je constate que c’est à moi de m’excuser d’être bigleuse et d’avoir sans doute mal expliqué, canne blanche à la main… Là, oui, ça me fout en rogne ! Que les agents de la Ville soient formés ! On n’en serait pas là.
Dans ce dernier microbillet, je tague Nicolas Nordman, adjoint à la maire de Paris en charge du handicap. Je vous laisse apprécier la suite…
Bibliothèques de Paris : Personne n’a à s’excuser d’avoir des besoins particuliers, nous tâchons de mettre en oeuvre les dispositifs les plus adaptés selon les personnes. Vous pouvez nous indiquer en DM là où l’accueil s’est mal déroulé et on rebouclera avec l’établissement en question pour améliorer 1/2
Cy Jung, écrivaine : Je n’ai pas l’habitude de balancer personnellement les agents de la Ville qui font ce à quoi ils ont été formés. La première réponse que j’ai eue n’est pas acceptable puisqu’elle implique que c’est à moi de faire l’effort ; c’est tout.
Bibliothèques de Paris : Même si pour le moment vous n’en avez pas envie, n’hésitez pas à nous dire plus tard où l’accueil n’a pas été adapté et nous essaierons de trouver les solutions pour que ça se passe mieux !
Cy Jung, écrivaine : Il est important pour moi qu’il soit établi qu’il s’agit avant tout d’un défaut de formation au handicap dont cette bibliothèque n’est que le symptôme. Je prépare un billet en #heteronomie dans l’espoir de me faire comprendre. Je vous avertirai de sa publication.
Bibliothèques de Paris : Par rapport à la fermeture de @bibYourcenar comment puis-je vous orienter au mieux ? Avez-vous besoin de livres audio ? De documents DAISY ? N’hésitez pas, et on essaiera de vous donner les bonnes informations 2/2
Cy Jung, écrivaine : Merci à vous. Je n’ai pas de besoin particulier en documents. J’ai vu avec les bibliothécaires de MY où aller pendant la fermeture. Je constate juste que l’accueil, très gentil, n’était pas adapté. J’ai expliqué sans être vraiment entendue. J’ai l’habitude mais ça me désole.
Ce billet est déjà trop long. Et en racontant l’histoire à une amie, une réflexion importante m’est venue.
À suivre donc.