Depuis quelques années, les initiatives visant à la « sensibilisation ou handicap » se multiplient sous la forme d’une mise en situation des personnes valides principalement avec des déjeuners dans le noir ou la pratique quelques minutes d’un sport fauteuil ou déficient visuel, plus récemment de la boccia. Je remarque au passage que je n’ai jamais entendu parler d’expérience en surdité (à part dans un forum handicap à la mairie du 19e dans une approche psychocognitive) ; et comment simuler l’autisme ou le handicap cognitif ? On va donc au plus simple et on propose à une personne valide de se mettre « dans la peau » d’une personne handicapée.
Les réactions en général sont enthousiastes tant effectivement investir le champ du handicap est une expérience qui vous transporte dans un autre monde. En écho à cet enthousiasme, le propos est toujours de dire qu’il est très difficile de manger sans voir ce que l’on a dans son assiette ou de marquer un panier en position assise. Et cette difficulté se transforme très rapidement en bons sentiments à l’égard des personnes handicapées qui ont une vie si difficile, des choses aussi essentielles à compenser, et qui sont tant capables d’exploits… sportifs.
Je fais partie de ces personnes qui considèrent que ces sensibilisations ne servent à rien car elles placent le validisme en leur cœur. Cela ne sert à rien car il n’y a rien de comparable entre manger une fois sans voir le contenu de son assiette et manger tous les jours dans la même posture. Cette expérience ne dit donc rien du quotidien d’une personne handicapée qui va choisir ses plats, ses assiettes, ses couverts, de manière à réduire l’impact de sa déficience visuelle qu’elle sait depuis très longtemps compenser. Je vous invite si vous voulez vraiment faire l’expérience à déjeuner en face d’une personne aveugle. Là, et uniquement là, vous pourrez mesurer son taux d’effort et sa dextérité si vous la regardez bien ; car si vous vous mettez à discuter, vous n’y verrez que du feu.
Le deuxième élément qui indique que cette démarche est purement et simplement validiste est qu’elle est présentée sous forme de jeux, notamment avec un usage très important des pratiques sportives. Qu’est-ce que ça va être rigolo ! On se met un bandeau sur les yeux et on essaie de jouer au football ! Forcément, cela ne fonctionne pas. Mais on s’est bien amusés quand même ! D’ailleurs, quand aucun sport spécifique n’existe, on est cap’ d’en inventer : on s’assoit autour d’un baby-foot et on fait du babyfauteuil ! Sans déc ? C’est d’ailleurs une photo de ce nouveau jeu qui m’a portée à écrire ce billet.
Alors non, mon handicap n’est pas un jeu, une expérience sur telle ou telle activité. Mon handicap, c’est mon identité, ou tout du moins une part importante de celle-ci. Il me semble tout à fait impossible qu’une mise en situation puisse vous faire envisager l’ombre de ce que je vis au quotidien ne serait-ce que parce que moi-même j’ai du mal à l’imaginer, à mesurer mon taux d’effort, à dire tout simplement ce que je vois et ce que je ne vois pas et ce qu’il serait nécessaire pour réduire l’exclusion permanente dont je suis la victime.
J’ai tenté de le faire dans un livre il y a vingt-cinq ans, avec son pendant en mode roman il y a cinq ans. Si vous souhaitez vraiment mesurer mon handicap et ce que la société des valides me fait endurer au-delà du nécessaire, je vous invite d’abord à lire ces deux livres. Ensuite, nous pourrons partager une activité simple un repas, une balade, mieux encore, une séance de commissions au supermarché (avec Caddie, bien sûr). Vous ne me poserez pas de questions, vous observerez et peut-être alors vous comprendrez combien réduire mon handicap à un jeu relève d’un mépris absolu de ma personne.