Et vogue la galère

France info a diffusé ce 8 avril 2024 un long reportage sur le regain d’attrait pour les croisières. J’ai fait une seule croisière dans ma vie ; elle m’a laissé un goût si amer qu’en rentrant j’ai éprouvé le besoin d’écrire un texte d’engagement, Fragments d’un discours politique (septembre-décembre 2015). Ces Fragments ont été en ligne quelque temps ; ils ne le sont plus. Voici celui où j’évoque cette croisière.

« 9 septembre 2015
« Petit retour en arrière.
« Le sentiment qu’écrire un « texte politique » m’était devenu irrépressible est né ce mois d’août 2015 sur un bateau de croisière où je passais une semaine de vacances avec des amies. Avant cela, nous avons arpenté les rues touristiques d’Istanbul ; et après cela nous avons réservé pour huit jours dans un appartement athénien. J’ai pris l’avion à Paris avec l’idée de joyeusement découvrir le monde avec trois amies très chères ; je suis rentrée avec celle qu’il me fallait « faire quelque chose », que le monde tel qu’il est m’est insupportable, qu’il m’est impérieux de le changer, vite.
« Écrire m’est apparu rapidement la première et la plus urgente des solutions. Je suis écrivaine. Le texte épanouit ma pensée.
« Sur le bateau, je me suis réveillée au troisième matin imprégnée de la conviction que je devais rentrer chez moi, fuir par tout moyen ce havre de paix et de luxe à deux balles pour touristes occidentaux, partir, loin, retourner à la maison pour cesser de participer à cette mascarade qui transforme une centrale thermique flottante où s’activent quatre cents travailleurs pauvres du Sud au service de sept cents spécimens des classes moyennes et supérieures du Nord, avec leur quota de noirs et d’intellectuels de gauche, en une croisière de rêve où se croisent harmonieusement « guest » et « crew » pour une semaine forcément « so amazing! ».
« Les jours d’avant, j’avais senti la violence monter en moi, une violence seule capable d’exprimer ce que je ressentais tant ce que j’éprouvais était en contradiction avec l’illusion savamment entretenue par l’idéologie dominante des vacances réussies, prix exorbitant de la croisière compris. Je n’ose pas le donner, ce prix ; j’en ai honte, honte d’avoir à ce point joué le jeu de l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste en décidant de ces vacances. J’y cherchais avant tout le partage avec mes amies. J’ai honte de ne pas avoir su résister, dix-huit mois plus tôt, au moment de la réservation, honte d’avoir cru que le tourisme m’était un plaisir possible, honte d’être montée sur ce bateau sans m’être inquiétée au préalable de son incompatibilité ontologique avec ma conscience et mes engagements politiques.
« Cette honte, c’est aussi elle que je veux expier en tentant d’affûter ma pensée politique par l’écriture de ces Fragments, l’expier, et arriver à en dire tous les ressorts car cette violence qui a été ma première réponse au spectacle insupportable du tourisme de masse ne m’est pas acceptable. J’ai blessé mes amies. Je ne l’accepte pas. J’ai failli, par incapacité de dire ces quelques jours qu’il m’a fallu pour comprendre le fond de mon malaise, de mon mal-être, de cette souffrance qui est la mienne, souffrance au monde dans lequel je vis, et auquel je n’ai pas le choix d’appartenir. J’ai failli, par peur d’une exclusion supplémentaire, aussi.
« Il choque ma formation universitaire d’étayer un discours politique sur des sentiments personnels mais je me suis rendu compte, ces trois semaines, et depuis, combien je suis indissociable de ma pensée politique, de mes engagements. Je n’en ai pas plus le choix que de mon identité familiale, de mon sexe biologique et social, de mon albinisme ou de mon orientation sexuelle. Je suis ce que je pense. Je veux vivre ce que je pense. S’il m’apparaît parfois une violence à leur égard que de dire à celles et ceux que j’aime « Non, je ne prendrai pas ce bateau avec vous. », au vu de la souffrance que j’ai éprouvée ce mois d’août 2015, non, je ne n’embarquerai plus sur les bateaux de l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste, même par amitié. Pardonnez-moi ; ce n’est pas contre vous que je veux changer d’embarcation ; c’est pour moi.
« Et c’est une métaphore, bien sûr. »