Perdre pied

J’ai joué de « perdre pied » dans mon billet exprimant ma crainte du staphylocoque doré ; ma frousse, devrais-je dire. Ce n’est pas mon genre… au moins en apparence. J’ai développé dans Tu vois ce que je veux dire tout ce que mon handicap visuel conditionne de ma manière d’être au monde et aux autres ; « perdre pied » m’y renvoie directement, considérant que toute perte de contrôle équivaut à une mise en danger, une perte subite (subie) d’autonomie, un aveu d’impuissance.
Je n’ai pas beaucoup de périodes de ma vie où je me souviens avoir perdu pied. J’ai eu des moments difficiles, de grandes tristesses et solitudes intenses, de profonds sentiments d’abandon… Peut-être en suis-je amnésique mais je ne m’en souviens pas comme de moments où j’ai perdu pied, sans doute parce que ma rage de contrôle de ma vie m’a empêchée de me sentir m’installer dans une spirale dépressive même si, forcément j’ai eu des périodes où cela y ressemblait.
Je n’ai jamais été confrontée à la maladie « métabolique » majeure (hormis mon albinisme, bien sûr). J’ai eu des problèmes mécaniques, qu’un geste technique résout ; et les maladies de tous les jours. Mon carnet de santé fait néanmoins état d’un « abcès au sinus » avec des traitements lourds et qui m’a laissé le souvenir d’un voyage de nuit jusqu’à l’hôpital dans la voiture de papa où la fièvre me faisait délirer. Ce souvenir se mélange avec celui d’un accident, une voiture qui avait raté un tournant à proximité d’un passage à niveau et s’était encastrée dans la maison du garde-barrière… J’ignore si ces deux souvenirs sont liés, et leur degré de véracité.
Ils sont présents, c’est l’essentiel, et ce sont eux qui ont émergé au diagnostic de ce staphylocoque doré qui ne résisterait pas à la pénicilline que je ne peux prendre car j’ai développé une allergie à cet antibiotique (il y en a heureusement d’autres) lors de cet épisode infantile… Cette envie de pleurer que je refoule depuis six semaines s’accorde bien de la banquette arrière où je suis emmitouflée dans une couverture, la tête sur les genoux de maman. Mais ce pied, alors ? Pourquoi cette frayeur de le perdre ? Perdre. À l’aube de mes soixante ans, peut-être n’y a-t-il pas besoin de chercher plus loin. Et puis, je viens de franchir un pas supplémentaire dans la rémission : j’ai pris rendez-vous avec un podologue moi qui ai une aversion (non expliquée) pour la profession.
Marcher me fera toujours du bien.

« Non. Décidément, ce n’est pas ça. Mathilde a beau illuminer l’espace, quelque chose cloche. Quoi ? Je me masse la nuque. Cela m’aide à réfléchir. J’ai trouvé ! C’est sa culotte. Je n’aime pas sa culotte. Elle est trop… Pas assez… Comment dire ? Il n’y a pas trente-six solutions : je dois la lui enlever et que plus jamais elle ne la remette. Cela va être difficile. Depuis qu’elle s’est assise en face de moi dans ce wagon de chemin de fer, elle ne m’a pas décoché un seul regard. Elle lit un roman policier, fume cigarette sur cigarette, suce des bonbons entre deux. Je n’existe pas pour elle. J’ignore même si elle m’a vue alors que, de mon côté, je me repais de son entrecuisse que sa jupe courte dévoile. À intervalles réguliers, je laisse tomber mon mouchoir afin d’améliorer la perspective. C’est idiot puisque sa culotte ne me plaît pas. Le manque est tel que je mate n’importe quoi et sombre dans la plus vile des attitudes. Je désespère de mon désir. Je m’efforce de l’alimenter et le con demeure indifférent. J’enrage. Si au moins Mathilde avait la bonté de lâcher son livre et de me considérer sous l’angle de la concupiscence, cela m’aiderait peut-être. Elle n’en fait rien. Je suis seule à me débattre dans le dédale. Je cherche une porte de sortie. Quelle est la source, le ressort ? Qu’est-ce qui amorce la pompe ? Je n’en peux plus d’être aride. Le contrôleur annonce l’imminence de l’arrêt. Je me lève et récupère ma valise. Il était temps. Marcher me fera du bien. »
Mathilde, je l’ai rencontrée dans un train (EGL, 2003), excipit.